Extrait des « Lettres de Madame de Sévigné », paru en 1869
Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très vraie, et qui vous divertira, écrit Madame de Sévigné dans l'une de ses célèbres lettres, en date du 1er décembre 1664. Et de poursuivre ainsi :
Le roi se mêle depuis peu de faire des vers : messieurs de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Grammont : « Monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et dites-moi si vous en avez jamais vu un si impertinent : comme on sait que depuis quelque temps j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. »
Le maréchal de Grammont, après avoir parcouru le madrigal en question, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses : il est très vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi se mit à rire et lui dit : « N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est un fat ? » — « Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. » — « Oh ! bien, dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement : c'est moi qui l'ai fait. » — « Ah ! sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le rende, je l'ai lu brusquement. » — « Non, monsieur le maréchal, les premiers sentiments sont toujours les meilleurs et les plus naturels. »
Le roi, ajoute madame de Sévigné à qui l'on doit cette anecdote, a fort ri de cette folie; et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan.
Illustration : Antoine de Grammont (1604-1678), pari et maréchal de France